Promis, jamais nous ne serons comme ces couples qui dînent au restaurant et n'ont plus rien à se dire. Et puis un jour, l'impensable se produit : nous aussi, nous nous ennuyons. Accalmie passagère ou prémices d'un naufrage ?
le picore ses petits pois, le nez dans son assiette. Lui fixe intensément le fond de son verre. Il consulte discrètement sa montre. Le temps ne passe plus. Un samedi soir comme les autres dans un restaurant parisien. Ils devraient savourer le moment, le lieu, le repas partagé. Mais ils s'ennuient. Combien de fois les avons-nous observés, ces couples qui dînent ainsi, soudés par cette pesanteur anxiogène ? Comment est-ce possible ? Comment peut-on éprouver à deux ce que l'on imaginait réservé aux esseulés ?
Un sentiment très humain
« L'ennui est un sentiment non pathologique que tout le monde peut éprouver, explique le psychiatre Bernard Granger. Il correspond à la perception -pénible de la pesanteur du temps : chaque seconde semble durer une éternité. » Cette sensation n'a rien à voir avec la réalité. Elle ne ressemble pas non plus au désœuvrement de l'enfant inoccupé ou à la morosité d'un dimanche de pluie. Le véritable ennui relève de la métaphysique : il questionne notre rapport au monde. C'est un « enlisement dans l'intervalle », nous explique le philosophe Vladimir Jankélévitch : nous sommes bloqués, condamnés à l'attente, alourdis par notre vacuité et notre inutilité. Nous perdons le goût de l'existence et de l'altérité sans pouvoir lutter.
Puisqu'il faut bien que ce mécanisme d'enlaidissement du monde se fixe sur un objet, l'ennui se cristallise souvent sur le couple. Il semble sonner le glas de l'amour?; nous avons fait le tour de l'autre, nous n'avons plus rien à lui dire : « Si je m'ennuie, c'est que je ne t'aime plus, que je te connais trop, que tu ne m'intéresses plus. » Grossière erreur, car nous ne le connaissons jamais vraiment. Tout comme nous ne nous connaissons jamais nous-mêmes. Notre vocation humaine à l'insatisfaction est normale, structurelle, et n'est due ni à notre incompétence, ni à l'incomplétude de l'autre. Pas la peine d'incriminer le couple dans cette affaire éminemment personnelle qu'est l'ennui, s'agace Véronique Nahoum-Grappe, chercheuse en sciences sociales : « Actuellement, l'image de la non-vie, c'est le couple monogame durable. Une incarnation de la routine, de l'avilissement, de l'engraissement, de l'embourgeoisement, de la passivité. Et c'est cette mythologie-là qui nous plombe. Pourquoi devoir tout le temps obéir aux injonctions de multiplicité ? Dans la société contemporaine des individualismes solitaires, nous devenons prisonniers de mots d'ordre culturels : il faut réussir. Si je pense qu'aller au boulot, répéter les mêmes gestes, faire l'amour avec le même être tous les soirs, c'est avoir raté ma vie, que je suis nul et qu'il faut casser tout ça, alors je vais me dire que je m'ennuie. Aujourd'hui, tout le monde divorce en disant : “Je m'ennuyais.” »
Quand l'amour est toujours là
Le véritable ennui, ce n'est pas cette lassitude, cette sensation diffuse, mais une dimension atroce et intolérable de l'existence. Quand la langue de l'un résonne encore avec celle de l'autre, quand des harmoniques continuent de naître entre les deux, alors c'est sûr, l'amour est toujours là. Quand l'ennui s'immisce, expliquent les psychanalystes, nous ne « désaimons » pas forcément, pas plus que nous sommes « désaimés ». Ce qui est perçu comme un abandon ou une perte peut être un besoin de se ressourcer. C'est une régression, l'expression d'une détresse qui n'annonce pas forcément la fin de l'histoire, mais nous mure dans le silence.
Tous les couples éprouvent des moments de perte, et dans ces instants nous ne sommes sûrs de rien : quelque chose va peut-être venir, mais ce n'est pas certain. Ainsi, après la fusion, -pouvons-nous être ensablés dans un moment de passage d'un désir à un autre. Pour en sortir, pas le choix : il faut en parler. « Quand nous ne parlons pas avec l'autre, les choses finissent parce que ce qui nous amène vers l'infini, c'est justement la parole, explique le psychanalyste Patrick Lambouley. Il s'agit de trouver un langage différent : admirer une peinture -ensemble, lire, regarder un film… » Parfois, l'ennui peut s'estomper grâce à des activités -menées à l'extérieur du couple, chacun cherchant ailleurs un moteur personnel. À condition cependant que l'extérieur ramène au duo, que ces expériences favorisent l'échange et nourrissent la communication.
Quand le cœur n'y est plus
Lorsque ce n'est pas le cas, que nous passons la porte en soupirant, que nous n'éprouvons absolument plus le goût du partage, retrouver l'autre nous plonge alors dans une insoutenable sensation de vide et de creux. L'ennui prend toute sa dimension de « monstre délicat », ainsi que le qualifie Vladimir Jankélévitch, car il entérine la disparition de la flamme, une déliquescence de la relation. « Un soir, nous nous sommes retrouvés dans un café, Julien et moi, se souvient Marie, 35 ans, en couple depuis un an et demi. Tout à coup, j'ai eu la sensation que nous étions devenus l'un de ces couples mornes que nous nous amusions à observer au début de notre histoire. J'étais fade, lui était terne. Nous n'avions rien à nous dire. Heureusement qu'il y avait la musique. J'étais très triste. Quelque chose s'était cassé. » Que s'est-il passé ? Elle a compris que « la fusion n'aurait pas lieu, affirme le psychanalyste -Jean-Jacques Moscovitz. Marie a basculé dans la “déliaison”, dans une désarticulation des choses, une forme de désamour qui transperce celui qui l'éprouve. C'est une disparition. On expérimente un moment de vide ».
L'ennui intervient dans cette période de flottement du désir que tous les couples traversent. « Qu'est-ce que j'peux faire ? J'sais pas quoi faire », dit Anna Karina, perdue, à Jean-Paul Belmondo qui tape sur sa machine à écrire dans le film Pierrot le fou. Elle n'est plus présente dans le monde de l'homme qui ne la désire plus. C'est éprouvant parce que c'est une attente de rien, c'est être -défait de ses certitudes, de ses balises.
À qui la faute ?
Se sentir responsable de cette émotion chez l'autre peut être vécu comme une catastrophe. David, 28 ans, en couple depuis trois ans, en a récemment fait l'expérience : « Un dimanche, avec Juliette, nous étions tranquillement allongés sur le canapé et j'ai enfin osé lui demander pourquoi elle se taisait si souvent depuis quelques semaines. Elle a hésité, puis m'a avoué qu'elle s'ennuyait un peu. Le ciel m'est tombé sur la tête. Depuis, je ne dors plus. J'attends qu'elle me quitte. » L'idée de soi telle que l'autre peut se la représenter s'effondre, et surgit une impression de perte comme si plus aucune puissance ne venait nous soutenir. « Dans le moment amoureux, nous nous sentons justifiés d'exister, mais quand apparaissent ces instants où plus rien n'a de sens, ni soi ni les choses, alors arrive la nausée telle que la décrit Jean-Paul Sartre : le réel survient et il n'a aucune explication », précise la philosophe et psychanalyste Monique Schneider. C'est le contraire de l'amour : tout ce que le sentiment a pu nous donner, en particulier la définition de nous-même comme un être précieux, se défait. Cette toute-puissance enfantine que nous avait redonnée l'autre nous est brutalement retirée. Nous ne valons plus rien.
Mais si nous n'avons plus rien à dire à l'autre, n'est-ce pas parfois parce que nous ne nous entendons pas nous-même?? Pourquoi ne pas se confronter à cette part d'ombre que révèle chez nous cet « enlisement de l'intervalle » ? Se demander pourquoi l'ennui ? Qu'est-ce donc que ce moment où tout ce qui nous faisait vivre avant (nos projets, nos -envies…) ne nous semble plus d'aucune utilité ? Patrick Lambouley revient sur les vertus de ce sentiment existentiel : « Mon ennui me concerne. C'est une belle chose à considérer, un symptôme qui me dit : “Je ne regarde pas les choses comme il le faut.” » On demande aujourd'hui à chacun de réussir, d'avoir le corps, la fonction et l'esprit qu'il faut. On s'imagine que l'on n'a pas les objets adéquats : la bonne voiture, le bon travail, le bon partenaire… Cela n'a rien à voir. En prenant cette direction, on s'épuise. Il faudrait partir en guerre contre la consistance illusoire du moi, contre les -recettes toutes faites. Et penser à ce proverbe chinois : « Ne demande jamais ton chemin à quelqu'un qui le connaît, tu ne pourrais plus te perdre ».
Un roman culte à lire
Dans L'ennui d'Alberto Moravia publié en 1961, l'ennui ronge la vie de Dino, riche bourgeois romain et peintre raté. Pour se distraire, il devient l'amant de Cécilia, jeune modèle de 17 ans. Il pense très vite s'ennuyer avec elle, tente de la transformer en objet, de l'humilier, mais la jeune femme lui échappe.
Il plonge dans la passion et, tandis qu'elle se détache, lui s'enfonce dans le mystère qu'elle incarne. Son besoin insatiable de comprendre le monde et de lui trouver un sens se heurte à l'énigme féminine. Alberto Moravia met face à face deux conceptions radicalement opposées de l'existence : celle de Dino, sombrant dans le vide parce qu'il cherche désespérément à tout rationaliser, et celle de Cécilia qui s'abandonne au monde et l'accepte comme il vient. L'ennui survient, écrira quelques années plus tard le romancier, « lorsque l'on utilise un être humain pour atteindre une fin qui ne le regarde pas. »